crédit photo : Romaric Cazaux
"Viens, VIENS !" Noa me tire par le bras de toute la force de son petit être pour lutter contre mon inertie et m'entraîner dans sa chambre. "C'est qui ?" me demande-t-elle tout à coup, avisant la photo dont je n'arrive pas à détacher les yeux.
J'éteins brusquement l'ordinateur. "Je ne sais pas." Je la suis docilement, elle me tend un éléphant rose avec autorité et je rentre dans mon personnage d'éléphant benêt en attendant l'heure du bain.
Noa couchée après seulement deux tentatives pour se relever sur des prétextes aussi variés que "J'ai peur des monstres" ou " Maman, tu peux me moucher?", nous nous affalons avec mon mari devant un film et je ne tarde pas à m'endormir. Quand je me réveille, je suis seule, un peu endolorie. Je frissonne. Les bruits de la maison sont amplifiés dans le silence de la nuit. Je vais jeter un coup d'oeil à Noa, immobile et paisible, elle retrouve dans son sommeil des traits poupons qui m'attendrissent. Mais je ne vais pas rejoindre mon mari. Pas encore. Je rallume l'ordinateur et me connecte sur Facebook pour contempler à nouveau cette photo dans laquelle j'ai été taguée. Ce n'est pas nécessaire, je pourrais en décrire chaque détail avec précision mais j'ai l'impression que cela peut m'aider à démêler les sentiments contradictoires qui me parcourent.
Eva et moi avons été photographiées de dos. Nous portons des robes identiques et nous nous tenons par la main. La mère d'Eva nous avait confectionné ces robes. Nous passions tout notre temps fourrées l'une chez l'autre. Nous prétendions être soeurs, voire jumelles, une complicité sans faille, perturbée seulement par la jalousie inhérente à toute relation fusionnelle. J'enviais à Eva sa vie de bohème, son assurance, ses yeux verts, elle enviait ma famille "modèle", ma douceur, mes cheveux blonds.
Les années passaient et nous devenions peu à peu adultes, côte à côte, mais le fossé qui finit par nous séparer fut inattendu et évident : la maternité. Alors que j'étais obsédée par des dilemnes aussi passionnants que le choix d'une poussette, Eva continuait à mener la vie que nous partagions encore, il n'y avait pas si longtemps : sorties, rencontres, découvertes, toujours avide du dernier film à voir, du dernier bouquin à lire, du dernier resto à tester... ce qui me semblait maintenant complètement futile. Je l'écoutais parler boulot, fringues, mecs, un sourire distrait flottant sur mes lèvres, couvrant d'un air béat et attendri Noa. Avec le recul, je comprends ce que mon attitude pouvait avoir d'exaspérant, de blessant même mais à l'époque... je ne comprenais pas Eva, elle m'évitait, ne semblait pas particulièrement emballée quand je lui proposais de passer voir Noa et je me sentais personnellement insultée. Peu à peu, nous avons cessé de nous voir, de nous appeler. Cela fait plus d'un an maintenant que les seules nouvelles que j'ai d'elle sont ses posts sur Facebook. Après des débuts exaltés où je postais des tonnes de photos et vidéos de Noa, j'avais fini par réaliser que ma merveille n'intéressait pas forcément tout le monde et mon profil était devenu un peu fantôme. Eva, en revanche, était hyperactive et j'observais ses photos de soirées et de vacances avec une condescendance mâtinée d'envie. Et puis, elle avait posté cette photo faisant rejaillir un passé refoulé. Et la perte de cette amitié que j'avais fini par digérer à coup de clichés : c'est la vie, le temps qui passe, nos chemins qui se sont séparés... m'apparaissait comme un beau gâchis.
Je murmurais : "Bien joué, Eva." et je m'installais afin de lui écrire un long mail.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona