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5 juillet 2014 6 05 /07 /juillet /2014 07:33

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En tant qu'enseignante, j’en vois défiler des cas… Mieux vaut être armée et équilibrée pour faire face. J’enseignais depuis quelques années, je commençais à trouver mon rythme, le plus dur ce n’était pas de s’occuper des enfants mais de dialoguer avec leurs parents. On marchait sur des œufs, forcément… Je n’ai pas d’enfants mais je peux imaginer sans peine qu’apprendre que la prunelle de vos yeux rencontre des difficultés dans cette institution sur laquelle on mise tant et dont on peut bien difficilement se passer n’est pas facile...

Mais j’ai vraiment progressé... Ma stratégie, comme celle de la plupart de mes collègues, était de commencer par quelque chose de positif : « Bastien s’investit beaucoup en EPS », « Mélanie est une élève très calme. » Puis on enchaînait sur le fond du problème en trouvant une formulation atténuée : « Bastien a beaucoup de mal à respecter les règles et à se contrôler »  (« Il passe son temps à frapper les autres »), « Mélanie semble avoir du mal à se concentrer »  (« Mélanie vit dans un univers parallèle. »)

Dans l’ensemble, ça se passe plutôt bien.

Dans l’ensemble… car parfois, il y a des cas vraiment dramatiques. Je pense à Gaspard, et à sa petite sœur, Ella. J’y pense beaucoup en ce moment car j’attends mon premier enfant et je m’interroge : quelle mère vais-je être ? Inquiète, protectrice ? Jusqu’à quel point ?

Gaspard était un élève effacé. Quand je l’interrogeais, il devenait rouge pivoine ce qui provoquait l’hilarité de ses camarades. Il n’avait pas d’amis. Sa mère l’accompagnait et venait le chercher collée à la porte de l’école comme si elle risquait de le manquer si elle s’éloignait de quelques pas. Je lui en avais touché un mot, lui conseillant de laisser Gaspard respirer un peu, pour son bien. Je le sentais profondément anxieux et craintif. Suite à une séance de cinéma avec la classe, sa mère s’était plainte : le film donnait des cauchemars à son fils, elle allait sûrement devoir l’emmener chez un psy… J’avais sauté sur l’occasion pour proposer un rendez-vous avec la psychologue scolaire mais la maman de Gaspard avait ausssitôt refusé. Je m’inquiétais. Gaspard était un enfant frêle et pâle, à l’air affreusement triste. Il manquait souvent la classe. Jamais de certificat médical mais des mots de la mère dans un jargon médical. Je finis par lui conseiller d’aller consulter. Gaspard semblait de constitution particulièrement fragile, mieux valait être prudent et consulter pour rien plutôt que passer à côté de quelque chose. Sa mère opina, l’air soucieux : « Je suis contente que vous m’en parliez. Oui, je m’inquiète beaucoup pour Gaspard, il est très souvent malade, c’est vraiment difficile, vous savez. » Son regard brillait d’une lueur étrange.  J’étais un peu déroutée mais je m'efforçai de n'en laisser rien paraître. « Alors, emmenez-le voir un médecin, cela vaut mieux… Ou peut-être le médecin scolaire… »

Elle me coupa brutalement : « Je préfère voir notre médecin de famille, merci. »

Gaspard était absent depuis plus d’une semaine lorsque le directeur vint me parler : « Chloé, j’ai une terrible nouvelle, le petit Gaspard est décédé des suites des complications d’une maladie infectieuse. »

Les jours qui suivirent, j’évoluai dans un brouillard flou. Les élèves avaient beau ne pas avoir noué de lien avec lui, ils étaient également sous le choc de la mort d’un des leurs. Et j’étais hantée par le regard brillant de la mère lorsqu’elle parlait des maladies de son fils. Mais que faire ? Que dire ? Ajouter une suspicion maladroite à la peine sans fond la pire au monde ? Alors je me tus. Jusqu’à ce que la petite sœur de Gaspard fasse son entrée à l’école : les mêmes grands yeux sombres tristes et cernés, le même teint maladif, la même constitution frêle… Elle n’était pas dans ma classe mais je ressentis un élan de protection envers elle. Je me sentais animée du devoir de la protéger des griffes de l’amour dévorant de sa mère. Je me disais que son instinct protecteur avait dû être découplé suite à la tragédie.

J’ai parlé de mes craintes autour de moi, à mes collègues, au directeur, à la psychologue mais je n’ai récolté que des regards compatissants. Je sais bien ce qu’ils pensaient : elle a vécu la perte d’un élève, elle a dû mal à s’en remettre, elle a monté une théorie tordue pour tenter de surmonter ça. On la plaint mais on ne l’écoute pas vraiment. Je me suis débattue contre des moulins à vent et puis j’ai baissé les bras. Et le jour où j’ai appris la mort de la petite sœur de Gaspard, j’ai eu un coup au cœur mais je n’ai pas vraiment été surprise. La mère a été inculpée pour empoisonnement. Mais il ne restait plus d’enfant à sauver.

Je caresse mon ventre. Je frémis à la pensée que je puisse être capable de faire le moindre mal à ce petit être qui a blotti sa vie en moi. Mais qu’est-ce que j’en sais après tout ?

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