crédit photo : Grégory Barboux
Le roulis lui soulevait le coeur mais ça, elle pouvait encore le supporter. Ce qui lui donnait vraiment la nausée c'était de la voir se pavaner de cette façon. Elle lui aurait arraché les yeux.
Ces vacances s'étaient organisées toutes seules. Lors d'un dîner tous les trois, Eve avait lancé qu'elle ne rêvait que du clapotis des vagues et de sable chaud. Raphaël connaissait bien Cancun, il s'était occupé de tout réserver et dix jours plus tard, ils étaient de l'autre côté de l'océan, à lézarder sur des plages paradisiaques. Alice n'avait jamais vu une eau de cette couleur - turquoise, lumineuse, transparente - ni du sable aussi doux, aussi blanc. Sa fille, Noa, qui venait d'avoir trois ans, s'amusait bien avec les autres enfants du complexe hôtelier et c'était l'occasion de retrouver un peu d'intimité dans son couple. Mais c'était sans compter Eve. Eve qui avait toujours besoin de se faire remarquer. Eve, excessive, qui gâchait toujours tout.
Alice, bien protégée du soleil sous son chapeau et derrière ses lunettes de soleil, observe Eve et Raphaël à la dérobée. Le personnel du bateau a mis de la musique latino et Eve se déhanche de façon suggestive devant Raphaël. Alice serre les dents, faisant mine de s'occuper de Noa. Ils la font vraiment passer pour la mémère qui s'occupe de sa fille pendant qu'ils s'amusent, beaux et insouciants.
"Ca va, ma chérie ?" C'est Eric, tout mielleux.
"Mais oui, ne t'en fais pas, amuse-toi, je m'occupe de Noa.
- Oh, ça va, arrête un peu de faire ta brimée !"
Tiens, il a perçu la touche de sarcasme. Le ton monte vite entre eux ces temps-ci. Raphaël prend Noa dans ses bras. "Va te chercher à boire, ça te fera du bien."
Alice ravale ses larmes, se lève en titubant un peu, elle n'a décidément pas le pied marin et se dirige avec maladresse vers le bar. Eve la suit. "C'est génial, non ?"
Alice la contemple froidement. "Génial, oui, c'est le mot..."
Eve sourit sans cesser de bouger en cadence, apparemment moins douée que Raphaël pour déceler l'implicite. Alice pousse un soupir. Tu parles de vacances détente...
Une animatrice prend le micro pour annoncer le lancement de l'activité "snorkeling" qui consiste à sauter dans la mer équipé de palmes, d'un tuba et d'un gilet de sauvetage afin d'admirer les poissons tropicaux. Eve avait proposé de garder Noa pour qu'Alice et Raphaël puissent en profiter. Il faut lui reconnaître ça, elle adore Noa et s'en occupe très bien. Alice espère que son mal de mer se dissipera un peu une fois dans l'eau. Eve danse avec Noa qui pousse des cris ravis. Affublée de palmes et d'un masque ridicules, Alice attend son tour pour sauter de l'échelle. Le froid la saissit d'emblée. Balottée par les vagues, sa nausée s'accentue. Elle se force à mettre en place le tuba et à plonger la tête dans l'eau... une immersion dans un aquarium géant. Mais elle n'arrive pas à s'arrêter de grelotter et se demande si elle va vomir dans la mer, ce serait une première.
Raphaël se débarrasse du gilet obligatoire afin de plonger pour s'approcher des poissons. En retrait, Alice s'oblige à respirer calmement. En se retournant, elle constate que le bateau s'est éloigné. Des images d'un film d'horreur lui reviennent en tête : deux plongeurs, abandonnés en pleine mer, dévorés par les requins... Pas le moment de penser à ça...
Un peu plus tard, Alice émerge des toilettes, vaguement honteuse et soulagée. Le bateau s'approche de la rive par un entrelacs de petites routes d'eau. Eve est grimpée sur le toit et agite les bras en poussant des cris dès qu'ils croisent un autre bateau. Alice aimerait lui crier d'arrêter son cirque mais elle passerait pour une jalouse aigrie alors elle se force à sourire.
Dès l'arrivée à quai, le personnel les guide vers un restaurant surplombant une piscine. Grâce à leurs bracelets violets, ils ont apparemment droit à tout "à volonté". Alice grignote les chips de maïs et le poulet tandis que Raphaël découpe la viande de Noa en petits morceaux. Eve a déclaré qu'elle n'avait pas faim et est allée directement se prélasser au bord de la piscine en forme de graine de haricot géante, un mojito à la main. Sauter des repas, faire ce qui lui chante... Alice se demande si Eve le fait exprès pour lui renvoyer son statut de mère responsable à la figure. Mais elle sent une telle bouffée d'amour la submerger quand elle contemple le petit visage de sa fille, mâchonnant son poulet les yeux dans le vague, qu'elle s'en fiche éperdument après tout.