Eva soupira d'aise. Bien calée dans son fauteuil massant, une tablette de divertissement devant elle, sa perfusion énergétique branchée, elle savourait ce moment de loisir. Elle enfila son casque et se retrouva propulsée dans un autre univers en trois dimensions, une plage paradisiaque. Elle entendait le bruit de la mer, sentait le souffle du vent... jusqu'à l'odeur de sable chaud. Elle se détendit, ferma les yeux... et s'endormit.
Lorsqu'elle se réveilla, il faisait nuit. Elle ôta le casque et se dit qu'il était temps de s'offrir un autre logiciel de vacances, cette plage commençait à la lasser. Pourquoi pas un petit séjour à la neige ? L'air pur y était particulièrement bénéfique selon ses amis qui se l'étaient offerts. Elle s'étira, débrancha sa perfusion et se prépara pour sortir retrouver Jérôme. Elle hésita devant ses masques en silicone... Elle était plutôt d'humeur pour un visage discret : un nez fin et droit, un menton avec une légère fossette et un front un peu large. Elle jeta un coup d'oeil à ses autres visages mais ces derniers temps, elle se sentait vraiment elle-même avec celui-ci. Les autres étaient trop parfaits, ou trop chargés de personnalité. Elle fixa son système à oxygène et sortit.
Dehors, elle prit un chariot automatique jusqu'à la grande place où elle avait rendez-vous avec Jérôme. Les façades des immeubles avaient beau être peints de couleurs vives, la brouillard gris était tellement épais qu'on les discernait à peine. Les grands panneaux lumineux clignotaient, vendant de l'évasion dans des ailleurs inconnus, à portée de tous et pourtant inaccessibles. Jérôme l'attendait déjà, il était facile à reconnaître, il avait toujours le même visage. Pour une raison obscure, il refusait de porter un masque. Eva lui fit de grands signes et il lui sourit. C'est vrai qu'avec le masque, on ne pouvait pas sourire mais on était sûr d'avoir une peau lisse et sans âge.
Jérôme l'entraîna à pied, Eva détestait marcher, elle essaya de le décider à prendre un chariot mais Jérôme prit un air mystérieux : "Je t'emmène dans un endroit où les chariots ne vont pas..."
Eva haussa les épaules. Autour d'eux, les gens vaquaient à leurs occupations, visages et corps semblables, façonnés par le silicone, les programmes automatiques d'exercice physique et les régimes alimentaires sous perfusion. "On va où ?"
Jérôme lui sourit à nouveau mais ne répondit pas. Eva avait failli rompre à plusieurs reprises, il était vraiment spécial, différent et ça la mettait souvent mal à l'aise... mais ce sourire... c'est vrai qu'elle l'aimait bien ! Ils arrivaient en bordure de la ville et Eva sentait la panique la gagner. "Jérôme, tu sais bien qu'on ne doit pas sortir de la ville !"
Il s'arrêta pour la regarder bien en face : "J'ai découvert cet endroit ce matin, je ne t'y emmènerais pas s'il y avait un danger. Je te le promets."
Elle le suivit, le coeur battant. Au-delà de la ville, ce n'étaient que ruines et désolation, tout avait été rasé puis laissé à l'abandon il y avait bien longtemps. Jérôme était le seul à sa connaissance à s'y intéresser. Ils avaient tout ce qu'il leur fallait dans la ville. Aucune raison d'en sortir. Soudain, Jérôme s'immobilisa et se tourna vers elle, rayonnant.
Sur le bas-côté se trouvait un buste d'homme en pierre. Eva n'avait jamais vu une chose aussi étrange. Il était assez réaliste mais elle ne comprenait pas à quoi il pouvait bien servir. "C'est quoi ?" Elle essaya de masquer son inquiétude sous un ton léger.
La voix un peu tremblante, il répondit : "C'est de l'art."
Eva tourna autour du buste, effleura la pierre lisse et froide du bout des doigts. De l'art... Quelque chose au fond d'elle frémissait, une envie d'arracher son masque peut-être, et de sourire à Jérôme.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona