Je quitte précipitamment la maison de retraite pour me réfugier là où je pourrai laisser libre cours à mes émotions. Je n'ai même pas reconnu Mado, il a fallu que je me fasse à l'idée que cette petite vieille amaigrie et voûtée, perdue on ne savait où, fixant d'un regard vide la télévision allumée en permanence sur des inepties qu'elle aurait dû détester, c'était elle. Elle non plus ne m'a pas reconnu, elle m'a appelé Philippe - le prénom de mon père. D'une certaine manière, elle nous a déjà quittés et les larmes que je verse sont des larmes de deuil, le deuil de ma petite grand-mère si dynamique et cultivée.
J'effleure du doigt les rayonnages de ma bibliothèque, à la recherche de... Le voilà ! J'inspire à pleins poumons son odeur de papier jauni, l'impression de retrouver un vieil ami. Je me pelotonne dans mon canapé et un sourire m'échappe en repensant au jour où nous nous sommes rencontrés.
J'observe Mado à la dérobée, hostile. Elle est plongée dans un livre avec un petit sourire de connivence. Elle m'a lancé : "Choisis donc un livre, ça te changera un peu de tes jeux vidéo !" et m'a laissé en plan dans cette boutique poussiéreuse pleine de vieux bouquins. Pas la moindre petite BD en vue. Je jette un coup d'oeil distrait aux livres devant moi : "Le martyre de l'obèse"... plutôt marrant comme titre, je pourrais l'offrir à une fille de ma classe... "Le calvaire"... c'est ce que j'endure à présent. Mes potes sont sur la rampe du parc avec leurs skates et moi je suis bloqué avec ma grand-mère pour l'après-midi. En guise de punition, mes parents savent y faire... Plus de Play Station, plus d'internet, l'ennui est déjà bien installé. Je ferais aussi bien de choisir un bouquin. Après avoir fourragé quelques instants, je dois me résoudre à l'évidence, il n'y a que des vieilleries sans aucun intérêt, encore pire que ceux qu'on nous oblige à lire au collège. Autant en choisir un au hasard. Je ferme les yeux, tends la main... et tombe sur "La Chute" d'Albert Camus. Voilà.
Je ne peux pas expliquer ni alors, ni aujourd'hui ce qui m'a autant fasciné dans ce dialogue intérieur d'un homme avec son double mais je sais que j'ai fait, ce jour-là, mon entrée dans la littérature par la grande porte. Et l'image que je conserve bien précieusement de Mado, ce sont nos après-midi passés devant un thé dans son petit appartement soigné, son regard bleu délavé et pourtant pétillant lorsque nous discutions de nos lectures respectives ou de choses et d'autres, du passé, de notre famille...