crédit photo : Romaric Cazaux
Certains moments restent imprégnés en nous et nous façonnent même si ne subsiste après coup qu'une vague impression générale et quelques détails d'une précision étonnante.
De ce tournant dans ma vie me reviennent des nuages noirs qui s'amoncelaient à une vitesse impressionnante, au diapason avec les pensées sombres qui s'accumulaient dans mon esprit. Je tournais obstinément le dos au Palais de la Reine et à ce Mémorial qui m'avait semblé le matin même chargé de promesses. C'est étrange comme certaines journées peuvent être distendues, une éternité séparait cette fin de journée lugubre d’un début plein d’espérance.
Le matin, le ciel d'un bleu limpide avait réussi à percer à travers le brouillard. Je grignotais un toast dans la cuisine ensoleillée, tentant de le faire passer à l’aide d’un jus d’orange à l’acidité sucrée. L’excitation me chatouillait l’estomac. J'avais un secret, promesse d'un bonheur inédit. La veille, Samantha m'avait fait passer en cours un petit mot : "Veux-tu sortir avec moi ? Sam." Elle avait dessiné un cœur percé d’une flèche. Sam était la fille la plus populaire du collège. Ce n’était pas la plus jolie mais elle avait ce petit truc... Un regard pétillant, une voix un peu cassée, une façon bien à elle de porter l'uniforme, la cravate légèrement dénouée, ce genre de choses... Et j'étais complètement sous son charme, comme tout le monde. Mais j'étais timide, j'osais à peine lui adresser la parole, je me contentais de l'observer à la dérobée en cours. Ce mot était pour le moins inattendu. J'étais dans l'embarras... Je fourrai le bout de papier dans ma trousse et dès que la cloche retentit, je filai directement chez moi, sans même prendre la peine de récupérer mes affaires dans mon casier.
Mais le soir, dans la solitude de ma chambre, j’avais ressenti une sorte de feu d'artifice intérieur en pensant à Samantha. Ce sentiment qui me retournait complètement m’effrayait. J'avais bien eu quelques attirances contre lesquelles j'avais lutté mais cette fois, j'avais envie de me laisser emporter.
Après une nuit à me retourner dans tous les sens, l'euphorie avait pris le dessus. J’avais du mal à chasser un grand sourire béat. J'attrapai mon petit frère qui mâchonnait ses céréales, le regard dans le vide, et lui fis des chatouilles pour donner libre cours à cette joie d'anticipation. Il se tordit dans tous les sens et m'échappa, l’innocence incarnée dans son pyjama à motifs de bus rouges. Je jetai un coup d’œil vers la baie vitrée. Mon père s’affairait dans le petit jardin à l’arrière de la maison, il humait le parfum de ses roses avec une tendresse presque maternelle. On aurait dit qu’il leur parlait. J’avais peur de le décevoir. L’amour de ma mère était inconditionnel. Celui de mon père, je devais le mériter et je savais que Samantha ne lui plairait pas.
Samantha m'ignora toute la journée, elle devait déjà regretter de m'avoir écrit. C’était peut-être mieux ainsi… Mais c'était dur de rester avec cet espoir béant. Je trouvai enfin le courage d’aller lui parler à la sortie des cours. Sam, comme toute meneuse qui se respecte, était toujours flanquée de deux acolytes, ombres sans grande personnalité, mais elle était pour une fois seule devant son casier. Je m'approchai d'elle avec un sourire hésitant, serrant son mot pour me donner du courage.
« Salut, ça te dirait… d'aller au ciné ? »
J’avais eu beau répéter inlassablement cette question dans ma tête, je bafouillai. J’étais lamentable.
« - Oui, bien sûr... Tu as lu mon mot ? »
- Oui...
Je rougis bêtement.
- Et ? »
Elle me fixait de ses grands yeux bruns, une biche innocente. La lueur d'amusement qui y brillait aurait dû m'alerter. Mais ma réponse fut un cri du coeur : « Bien sûr que je veux sortir avec toi ! »
A ce moment, ses deux acolytes surgirent comme deux diables de leur boîte, chantant à tue-tête : « Parce que t'y as cru ! »
Rouge de honte, je marmonnai quelques phrases confuses... Non, bien sûr que non, je n'y avais pas cru... je savais bien que c'était une blague... Je m'éloignai tête baissée pour cacher mes larmes. Les rires dans mon dos étaient plus douloureux que des coups. Que Samantha, fille la plus populaire, qui pouvait sortir avec tous les garçons qu'elle voulait, ait pu s'intéresser à moi, ça n'avait aucun sens... Oui, j’étais vraiment bête d’y avoir cru… Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Mais surtout, je sentais la panique me gagner. Comment avait-elle deviné quelque chose que je ne m'avouais même pas vraiment à moi-même ? Je rentrai chez moi comme dans un mauvais songe. Le temps avait tourné à la pluie, je ne voyais rien de ce qui m’entourait, la honte me brûlait les joues. Le Mémorial se dressait derrière moi, ombre menaçante qui me narguait.
J’aurais tellement voulu revenir en arrière, ne pas avoir à subir cette humiliation, retrouver ma petite vie simple et sans éclat mais heureuse dans l’ensemble. Pouvoir me réjouir de la fin de la journée de classe, passer chercher mon petit frère chez la nourrice, partager le goûter préparé par notre mère et nous disputer sur le choix du programme télé. Je disais toujours que ceux qu’il aimait étaient pour les bébés mais du haut de mes quatorze ans, je les aimais bien, dans le fond. Les larmes ruisselaient sur mon visage, en silence.
En passant devant Buckingham Palace, main dans la main avec la femme de sa vie, Jane est assaillie par ces souvenirs. Car ce jour, finalement, est un de ceux qui lui ont donné la force de s’accepter et s’affirmer telle qu'elle est. Elle tourne la tête et Sam lui sourit, son regard pétillant n'a pas changé. Et malgré toutes les années qui la séparent de ce fameux jour, elle a l’impression que c’était hier.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona