crédit photo : Marion
Nous avançons appuyées l'une contre l'autre, étouffant notre fou rire. J'ai enlevé mes chaussures qui me torturaient et mes pieds s'enfoncent agréablement dans la moquette. Héloïse introduit la carte magnétique et le silence et l'obscurité de notre chambre d'hôtel un peu minable nous accueillent. Mais à nos yeux, c'est une vraie suite. Pour nos dix-huit ans, nos parents nous ont aidées à financer ce séjour à New York, notre rêve à toutes les deux. Et la démesure de cette ville dépasse nos espérances. Sillonner Manhattan en se dévissant la tête pour apercevoir le sommet des gratte-ciel, se prendre pour Carrie Bradshaw et essayer des escarpins vertigineux, déguster des hamburgers et hot dogs aux tailles improbables, poursuivre les écureuils dans les feuilles mortes de Central Park, assister au musical "Hair" à Broadway, s'ébahir devant la Statue de la Liberté, au sommet de l'Empire State Building...
Et ce soir, le dernier, c'était la parade d'Halloween. Une explosion de joie, de couleurs et de déguisements tous plus fous les uns que les autres ! Nous avions prévu un peu de maquillage pour jouer le jeu mais nos lèvres noires et nos tattoos en forme de citrouille sont passés inaperçus dans ce flot bariolé délirant. Avant de rentrer à l'hôtel en taxi jaune, nous avons fait nos adieux à Central Park, un dernier tour de balançoire dans la fraîcheur de la nuit. Et un trésor de liberté au fond de notre coeur. Nous nous affalons sur le lit où nous éparpillons un sachet rempli de friandises chocolatées et acidulées que nous mastiquons avec délectation, complices, insouciantes.
Vingt ans plus tard... Mon mari a eu l'idée de m'offrir une escapade surprise à New York pour la Saint Valentin. Je n'y suis jamais retournée depuis le séjour de mes dix-huit ans. C'est comme un souvenir dans une de ces petites boules de verre. Un instant, je me dis que j'aurais préféré ne pas l'agiter. Un instant seulement... Marc est le genre de mari plein de petites attentions. Il n'oublie jamais aucune date. Ses cadeaux d'anniversaire de mariage sont toujours en accord avec l'année : coton, cuir, bois... Je m'y perds un peu. Alors je lui souris, je l'embrasse et je me blottis contre lui. Je lui dis que je l'aime. Et c'est vrai. Je l'aime. C'est un mari gentil et attentionné. Du genre à rentrer le soir avec un bouquet de fleurs, comme ça, sans raison. Et c'est un père présent. Il ne se contente pas de jouer avec les enfants le soir au moment du coucher pour faire bonne figure et bien les énerver. Non, il est tout à fait capable de les gérer seul un week-end. Je réalise ma chance. Nous irons à New York, tous les deux. J'agiterai la petite boule en verre de mes souvenirs en en créant de nouveaux. Et ce sera bien.
Forcément, Marc a réservé dans un hôtel somptueux avec vue sur Central Park. C'est un Central Park enneigé, féérique. Bien emmitouflés, nous trinquons au champagne à notre amour. Mais je regarde le visage de mon mari et j'ai l'impression de ne pas le connaître. Une sensation vertigineuse. Qui est cet étranger qui partage ma vie ? Les traits d'Héloïse, mon amie d'enfance perdue de vue depuis longtemps, s'y superposent et mon coeur se serre. Revivre les derniers fous rires de la fin de mon enfance... C'était mon âme soeur. Elle a laissé un vide que ni Marc ni les enfants ne peuvent combler. Parfois même, être entourée ajoute à cette impression de solitude. Les flocons virevoltent. Marc m'attrape le menton pour m'embrasser. On se croirait dans un film de Woody Allen. Mais il interrompt son geste, me dévisage et murmure : "Marianne, tu as l'air si affreusement triste..."
Atelier d'écriture proposé par Leiloona