crédit photo : Romaric Cazaux
C'est une journée froide, mais ensoleillée. Sa première sortie depuis la maternité avec son bébé bien emmitouflé, tellement engoncé sous les épaisseurs qu’il peut à peine bouger. Elle est dans un état second, la fatigue, réaliser qu'elle est mère… elle ne réalise pas encore vraiment d’ailleurs ! Elle se sent gauche avec cette poussette, empruntée. Elle s'installe à une terrasse de café pour boire une noisette. Les passants flânent, certains portent des lunettes de soleil. Une vieille dame lui jette un coup d’œil, esquisse un sourire et continue sa marche mesurée. Une mère et sa fille passent rapidement au milieu de ce flot tranquille, la mère traînant la petite par le bras, visiblement en colère.
La serveuse vient admirer son bébé mais devant son air réprobateur quand elle lui annonce timidement son âge - une semaine - elle ne s'attarde pas, préférant se promener au hasard, retardant l’heure de rentrer pour la tétée, le changement de couche, la énième machine à faire tourner… occupations répétitives qui font pourtant passer les heures à une vitesse affolante. Elle savoure cette impression d’avoir arrêté le temps quelques instants. Elle regarde sans la voir la vitrine d'un antiquaire. Alors qu'elle demeure parfaitement immobile, elle a une vision où le temps entre dans une course folle, un peu comme les images d’un film en accéléré, les nuages se poursuivent à toute allure, les saisons se chassent en une ronde effrénée, les bourgeons s’épanouissant pour céder la place à la valse des feuilles mortes… Les pleurs de son bébé la rappellent à l’ordre. Elle jette un dernier coup d’œil distrait à la vitrine pleine de poupées russes, y aperçoit le reflet d’un jeune couple, pelotonnés l’un contre l’autre, et rebrousse chemin vers ses nouvelles responsabilités.
Nous marchons d'un pas nonchalant, contemplant les terrasses, profitant des premiers rayons de soleil de ce printemps tardif, notre humeur au diapason. En passant devant un magasin rempli de poupées russes, je m’attendris : "Oh... j'ai toujours rêvé d'en avoir ! Ma grand-mère en possédait, elle me laissait jouer avec quand j'étais petite, je ne sais pas ce qu'elles sont devenues..." Elliot me serre contre lui et murmure des paroles qui me font rougir. Je jette un coup d’œil vers la jeune femme qui se tient à côté de nous, les mains crispées sur sa poussette, elle a l’air complètement ailleurs. Son nourrisson ne doit pas avoir plus de quelques semaines, il y a quelque chose de complètement désarmant dans ce minuscule visage chiffonné. Il s'anime et après quelques grimaces, devient rouge, crispé et se met à hurler, émettant un bruit incroyable pour un aussi petit être. La jeune femme, arrachée à sa rêverie, s’éloigne précipitamment. Nous échangeons un regard complice avec Elliot. Alors que nous nous apprêtons à entrer dans la boutique, une vieille femme en sort, elle tient un paquet serré contre elle et fonce tête baissée, le visage fermé par un masque de détermination. Nous nous écartons pour la laisser passer et, parfaitement synchronisés, nous retournons pour la suivre du regard tandis qu’elle s’éloigne à petits pas heurtés.
Emma tendait chaque pore de son visage vers ces premiers rayons caressants. Elle avisa une jeune femme sirotant un café, une poussette maladroitement calée auprès d’elle, et résista à la tentation de céder à la nostalgie. Soudain, son regard fut attiré par la vitrine d'un magasin d'antiquités. Elle était remplie de poupées russes. Elle fut prise d'une sorte de vertige : là, au milieu, elle les reconnaissait, c'étaient ses poupées russes ! Enfin, pas vraiment les siennes puisqu'elle en avait fait cadeau... Près d'un demi-siècle plus tard, ce souvenir reste douloureux... A l'époque, elle aimait un jeune homme, et elle était sûre que c'était réciproque. Mais elle avait fait l'erreur de prendre les devants en lui offrant ces poupées : elle y avait dissimulé une déclaration d'amour. Dans la plus petite, celle qui ne s'ouvre pas normalement. Le silence qui fit office de réponse fut encore plus humiliant que des mots. Elle avait préféré couper les ponts. Par orgueil. Emma soupira et, revenant au présent, entra dans le magasin, réclama les poupées, paya sans marchander et se hâta de rentrer, serrant son précieux paquet contre elle. Elle marchait du plus vite qu'elle pouvait avec ses mauvaises jambes. Toute la légèreté de la journée s'était évaporée, laissant place à un sentiment d'urgence. L'urgence d'ouvrir le paquet dans son petit appartement et de vérifier...
Son coeur battait de grands coups, elle se sentait héroïne de cinéma. Se pouvait-il... ? Non, bien sûr que non !
Elle revoyait sa vie défiler comme un train qui déraillerait sur la mauvaise voie.
Elle grimpa les deux étages de son vieil immeuble aussi vite qu'elle put, ouvrit le paquet sans prendre la peine d'ôter son manteau, désemboîta les poupées gigognes...
Oh non... un caprice de plus... elle ne les supporte plus. Ca commence toujours pareil : "Maman, s'il te plaît... je veux juste regarder..." et ça se termine par des cris et des pleurs devant la frustration de ne pas pouvoir tout posséder. Qu'est-ce qu'elle a fait de travers ? Petite, c'était un plaisir de faire les boutiques avec sa fille qui lui décochait de grands sourires à l'idée de faire du "hopping". Maintenant, la moindre course est un calvaire. De retour du manège, Luna a cette fois jeté son dévolu sur des poupées russes et réclamé à entrer dans la boutique "juste pour voir". C'est vrai qu'elles étaient mignonnes, et devant la quantité impressionnante, elle s'était dit qu'elles n'étaient sûrement pas trop chères, qu'elle pourrait peut-être pour une fois céder, faire plaisir à sa fille... Cruelle erreur ! Alors qu'elle parlait avec le marchand, Luna s'était mise à tripoter les poupées, attirant le regard désapprobateur du vendeur, le prix s'était avéré beaucoup trop élevé et elle avait dû battre en retraite avec sa gamine hurlant, obligée de la traîner hors du magasin. Comme si ça ne suffisait pas, elle s'était aperçue que Luna tenait sa main farouchement serrée... sur une petite poupée russe ! Déjà rouge de honte et de colère, elle avait blêmi. Retourner dans cette boutique, bien sûr, c'était ce qu'il fallait faire... Mais pas tout de suite.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona