crédit photo : Kot
Certaines personnes vous marquent. Elles vous marquent tellement que vous imaginez que c'est le cas pour tout le monde... un peu comme quand on est amoureux.
Je m'étais retrouvée par hasard derrière Marianne dans l'amphithéâtre bondé et j'avais fixé pendant tout le cours sa nuque délicate, ses boucles légères, son profil parfait.
Elle me fascinait : la grâce de ses gestes, son rire cristallin sans retenue et pourtant élégant, si différent du mien dont j'avais presque honte. Ce n'était pas vraiment une attirance, c'était plus troublant : je voulais être elle.
J'étais du genre à courber le dos pour me faire oublier alors cette facilité à être soi-même m'apparaissait terriblement enviable. Je ne suis jamais devenue amie avec Marianne, je l'observais de loin. J'avais tenté - sans grand succès - de me coiffer comme elle. Je m'étais acheté une paire de Rangers comme les siennes. Elle m'avait adressé la parole une fois pour un renseignement insignifiant. Et j'avais dû rougir. Elle m'avait sûrement trouvée bizarre. Ou peut-être même pas. L'indifférence est encore pire.
Marianne cultivait des amitiés exclusives. Après Florent, un garçon que je trouvais plutôt fade, ce fut au tour de Mélanie, sorte de clone un peu raté. Marianne et Mélanie me faisaient penser à un couple d'inséparables, parfaitement auto-suffisantes, légèrement à l'écart, dans leur monde de poupées parfaites.
Je me rapprochais de Florent. Mais dès que je tentais de parler de Marianne, il coupait court par une remarque acerbe ou amère.
Marianne et Mélanie quittèrent la fac pour rejoindre une école de journalisme et mon obsession s'évanouit aussitôt.
Quant à Florent, il commençait à me lasser. Il avait parfois des accès mélancoliques, pouvait rester enfermé dans sa chambre de bonne pendant des jours sans voir personne et en ressortir plein d'une gaieté factice, voulant "faire la fête" traduisez boire jusqu'à frôler le coma éthylique. Et puis surtout j'avais l'impression qu'il voulait autre chose alors je m'éloignais pour éviter de me retrouver dans une position inconfortable. Je sais que je l'ai blessé mais j'étais incapable d'avoir une discussion à coeur ouvert avec quiconque.
Mes années étudiantes passaient dans un brouillard flou semblable à celui des trop nombreuses cigarettes que je fumais tard dans la nuit rédigeant rapports et mémoires. Je passais des nuits blanches le cerveau saturé de connaissances et de caféine, portée par une excitation de savant fou maladive.
Et puis, comme cela arrive souvent dans les films, un peu moins dans la vraie vie, nous nous sommes retrouvés avec Florent. Un peu par hasard, des amis communs. Il a bien ri lorsque je lui ai enfin parlé de sa supposée attirance qui me mettait mal à l'aise puisqu'il est on ne peut plus gay.
Pour faire une pause dans ma thèse qui n'avançait pas tellement ce jour-là, je proposais à Florent un ciné. Nous marchions d'un pas rapide, la tête rentrée dans les épaules, notre corps raidi luttant contre le froid mordant qui s'était installé en quelques jours. Le soleil déclinait déjà et j'avais hâte d'être installée dans la salle chaude et obscure. Soudain, nous nous sommes arrêtés comme si nous avions butté sur un obstacle.
"Marianne !'
C'est Florent qui n'a pas pu retenir ce cri d'incrédulité. C'était bien Marianne, à quelques mètres seulement de nous. Elle n'était pas, comme je l'aurais pensé, en compagnie de l'éternelle Mélanie mais d'une brune sensuelle contre laquelle elle avançait collée. Elles se dirigeaient droit vers nous. J'avais l'impression d'être dans un film au ralenti, je savais ce qui allait se passer et pourtant je ne pouvais pas l'empêcher. J'étais pétrifiée, Florent ricanait à mes côtés, marmonnant "La petite garce !"
Marianne et sa copine nous heurtèrent presque. En nous voyant enfin, Marianne rougit comme seules les blondes peuvent le faire. Florent lui fit un large sourire : "C'est bien toi Marianne que mon côté grande folle agaçait ?"
Je me suis ressaisie, j'ai entraîné Florent dans un café où il a pris un alcool fort. On voyait presque de la fumée sortir de ses oreilles, comme un personnage de dessin animé, tellement il fulminait. J'ai essayé de le calmer comme j'ai pu.
"Mais Florent, elle ne voulait peut-être pas se l'avouer à elle-même, en te rejetant, c'est elle-même qu'elle rejetait..."
La porte du café s'est ouverte à la volée, Marianne est apparue, rouge et échevelée. Elle a tendu un bout de papier à Florent, murmuré : "Tu comprendras je sais... et tu me pardonneras peut-être." Et elle est ressortie aussi vite qu'elle était entrée, dans un tourbillon glacial.
Forent a lu le mot, me l'a tendu :
"A force de me juger à travers le regard des autres, j'ai oublié qui je suis.
A force de me fondre dans le regard de l'autre, je me suis perdue."
Quand je repense à Marianne, j'ai du mal à faire coïncider ces deux images : celle du passé, cet ange de pureté sorti tout droit d'un tableau de Botticelli et celle du présent autrement plus complexe. Mais j'ai créé de toutes pièces la Marianne du passé et je ne saurai jamais qui est la vraie Marianne. Elle gardera ses secrets, son mystère, sa face cachée... comme nous tous.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona