crédit photo : Romaric Cazaux
Elle claque la porte, s'affale sur son canapé-lit. Comme souvent, elle l'a laissé défait le matin après avoir traîné et s'être mise en retard. Une chance qu'elle n'ait pas d'enfants, elle ne s'imagine pas s'occuper de quelqu'un d'autre. S'occuper correctement de soi-même est déjà une tâche suffisamment délicate. Elle ouvre une boîte de raviolis qu'elle fait réchauffer et mange à même la casserole. Elle les enfourne rapidement, se remplissant de leur mollesse douce-amère. Elle prend une tranche de pain de mie et l'imbibe de sauce. Puis elle se sert un verre de vin qu'elle sirote plus tranquillement. Voilà, c'est sa vie. Il pourrait y avoir autre chose mais elle y a renoncé, il y a longtemps. Le jour où les lumières ont vacillé.
Elle avait quatorze ans, l'âge bête, mais elle ne s'en sortait pas si mal. C'était une élève sérieuse mais appréciée de ses camarades. Elle avait les vêtements qu'il fallait, pas de problème majeur d'acné, quelques amies proches. Elle était sortie avec un ou deux garçons, en fait un mais elle disait deux car ça faisait mieux. Ses parents étaient satisfaits de ses notes et de l'état de sa chambre et ils la laissaient relativement libre de perdre son temps sur facebook ou pendue au téléphone. Une vie d'ado parfaitement banale et heureuse.
Le jour où les lumières ont vacillé, elle rentrait du collège avec deux amies. Elles s'étaient quittées à l'angle habituel lorsqu'elle avait senti une présence derrière elle. Tournant la tête, elle avait aperçu un homme, qui la regardait avec une insistance dérangeante. Mal à l'aise, elle avait pressé le pas. La chaleur lui montait aux joues, elle ne savait que faire : rentrer chez elle et mener tout droit cet inconnu à sa maison vide ? Mieux valait faire un détour et se réfugier dans une boutique... Oui, voilà, c'est ce qu'on lui avait toujours appris : aller chercher de l'aide, ne pas rester seule. Le problème, c'est qu'elle était dans un quartier résidentiel vraiment désert. Tout en réfléchissant, elle hâtait le pas, l'homme continuait à la suivre, la panique la gagnait. Soudain, le clocher qui se dressait à quelques mètres lui souffla la solution : quel meilleur refuge qu'une église ? Elle s'y dirigea d'un pas décidé. Elle poussa la lourde porte et frissonna en pénétrant dans l'édifice sombre. Et maintenant ? Elle n'était plus si sûre d'avoir fait le bon choix, il n'y avait pas âme qui vive. Le Christ cloué n'était pas d'un grand réconfort. Elle entendit la porte grincer. Elle se rua vers le parloir et s'y blottit, retenant son souffle. De là, elle pouvait voir sans être vue. L'homme avançait le long du couloir central - la nef ? - imperturbable. Il regardait droit devant lui et s'assit sur un banc, à quelques mètres seulement de sa cachette.
Elle qui n'était pas croyante, une prière lui vint aux lèvres. Elle souhaitait juste que son bonheur dure encore un peu. Un sursis. Une boule d'angoisse se formait dans sa gorge. Suffoquant, elle se forçait à fixer les cierges allumés, à s'aveugler pour ne pas voir l'homme de l'autre côté du parloir, sa silhouette grise menaçante. Elle fixait les petites lumières, s'efforçant d'y voir autant de lueurs d'espoirs, celles de tous les moments heureux qui lui restaient à vivre. Elle y trouvait les visages de sa famille, de ses amis, le sourire de Nino, le petit garçon qu'elle gardait et même les rires des enfants qu'elle aurait un jour... Et elle luttait pour refouler les images d'horreur, ce visage déformé par la douleur, masque de souffrance muette.
Si elle a choisi refuge dans une église, c'est pour y être sauvée.
L'homme qui semblait perdu dans ses pensées se lève dans un déclic d'automate. Il disparaît de son champ de vision et elle se dit que ses prières ont été entendues. Soudain, les flammes des bougies vacillent. Une ombre se dresse devant elle.
Atelier d'écriture proposé par Leiloona