Crédit photo : Romaric Cazaux
"Rémi !"
Je me réveille en sursaut et je vois ma compagne qui me regarde d'un air complètement terrorisé... du coup, ce réveil en sursaut n'arrangeant rien, je bondis du lit. "Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?"
Anna continue de me fixer, les yeux écarquillés, comme si j'étais un film d'horreur à moi tout seul.
"Anna, parle-moi, tu me fais vraiment peur là !"
Quand je repense à cette nuit-là, à ce moment où tout a basculé, je sais qu'en fait, LE vrai moment avait eu lieu des mois plus tôt...
Nous nous rendions au théâtre de notre ville pour assister à un concert de musique de films, Gershwin et cie, une initiative d'Anna. Alors que nous montions les marches, Anna a poussé un cri : "Rémi, regarde !" Et comme tous les gens agglutinés sur la place du théâtre, j'ai levé la tête pour voir... Oui, je sais, il y a eu un article dans le journal à l'époque, on a parlé d'hallucination collective... mais je sais ce que j'ai vu ! Une sorte d'engin lumineux de forme conique suspendu au-dessus de nos têtes... Quand j'y repense, ce que je trouve le plus étrange c'est l'absence de peur, j'éprouvais de la fascination, un engouement presque pour cette lumière irréelle. Nous étions tous hypnotisés, comme en transe. Lorsque l'engin a disparu, aussi brutalement qu'il était apparu, la place figée dans le silence s'est mise aussitôt à bourdonner d'excitation. Nous étions tous convaincus d'avoir été les témoins privilégiés d'une apparition extraterrestre. Les spéculations allaient bon train sur ce que cela signifiait... Expédition empreinte d'une curiosité bienveillante ou bien repérage en vue d'une invasion prochaine ? En tout cas, nous n'avons pas écouté Gershwin ! Et puis nos vies ont repris comme avant, même s'il y avait comme une attente... Les jours, les semaines, les mois passaient, rien ne se produisait et notre vision devenait floue et lointaine, un peu comme un rêve. Jusqu'à cette nuit-là...
Devant la terreur muette d'Anna, j'allume la lumière. Elle a un sanglot étouffé. Je sens l'exaspération monter en moi mais Anna s'est assise et semble lutter pour garder la maîtrise d'elle-même. "Rémi, ton visage..." murmure-t-elle.
Je me précipite vers le miroir pour aller voir par moi-même ce qui la trouble à ce point. Etrangement, plus que de la peur, je ressens une excitation fébrile. Mais quand je me vois dans le miroir, je manque de défaillir. Je n'arrive pas à me regarder. "Me" regarder ? Ce visage monstrueux n'est pas le mien. Ce n'est pas moi ! Je sens un cri animal monter en moi. Mes yeux ne sont pas au même niveau, l'un d'eux est à moitié fermé, d'énormes cicatrices me balâfrent le visage et en guise de nez, je n'ai plus que deux trous. L'ensemble est indicible et effrayant. Un cauchemar dont je ne peux pas me réveiller. Tout à coup, mon esprit fait le lien avec l'apparition à laquelle nous avons assisté et soudain, tout me semble clair, limpide. Je me sens presque rassénéré.
Bien évidemment, je ne parviens pas à me rendormir, Anna pleure doucement à côté de moi. Lorsque je l'enlace, elle a un mouvement de recul contre lequel elle lutte mais je le sens et il m'arrache le coeur. Je réalise que j'ai pris son amour pour acquis quelles que soient les épreuves que nous ayons à traverser : maladie, problèmes d'argent, tragédies diverses... Je n'ai jamais vraiment envisagé de me retrouver complètement défiguré suite à une rencontre avec des extraterrestres mais je constate avec une infinie tristesse qu'il se pourrait que cela suffise à l'éloigner de moi. Ce que je comprends... Moi-même je ne me reconnais pas et j'arrive à peine à me regarder sans nausée. Lors de cette nuit d'horreur, je prends la décision de laisser Anna libre. Je l'aime et je ne peux pas lui infliger ça, ce visage impossible à regarder sans frémir, jour après jour.
J'ai dû m'endormir car lorsque j'ouvre les yeux, la tête d'Anna repose sur ma poitrine. Je sens son souffle léger, ses cheveux fins me chatouillent un peu. Brusquement, tout me revient et j'ai un coup au coeur. Je tâte mon visage à la hâte... La peau est lisse, les yeux alignés, le nez est un nez...
Anna ne se rappelle de rien de spécial cette nuit-là. Elle affirme avoir dormi "comme une souche". Mais ce qui m'inquiète le plus c'est que lorsque je lui parle de ma peur que ce soit en rapport avec le soir du concert, elle me regarde comme si j'avais complètement perdu la tête. "Tu as toujours eu une imagination débordante mais là quand même, tu vas un peu loin..." Ne manque plus que le "Mon pauvre Rémi..." Mais je sais ce que j'ai vu. Et je sais que ce n'était pas un cauchemar. D'ailleurs, les événements de la nuit me paraissent beaucoup plus réels que ma vie actuelle. J'ai fini par quitter Anna, pour la préserver de ce masque hideux qui peut revenir à tout instant. Et elle a eu l'air soulagé, preuve que je n'ai pas tout inventé. Et maintenant ? J'attends. J'attends un signe...
Atelier d'écriture proposé par Leiloona